Depuis sa migration en Poitou voilà quatre ans, Julien Touéry n’aura pas perdu de temps pour s’acoquiner avec quelques autochtones bien sentis et poursuivre ses pérégrinations sonores. Fraîchement enrôlé au sein du Lobe, il s’est empressé d’y piocher deux larrons tapageurs pour monter ce nouveau trio freessonnant.
Gourmands de musiques plutôt bancales, ils ont décidé de se passer de section rythmique - bien trop contraignante - et Fabrice Favriou délaisse ici pour un temps ses toms au profit de la guitare. Quand on sait ce qu’il a l’habitude d’en faire, on peut d’ores et déjà s’attendre à quelques climats orageux… que les anches de Jean-Luc Petit se chargeront de zébrer d’éclairs tonitruants pendant que le pianiste joue des coudes pour imposer son clavier et remettre un peu de désordre dans tout ça. Ensemble, ils invoquent quelques pères des jazz les plus libertaires, s’affranchissent du ternaire et foncent têtes en l’air, nez aux vents, vers d’autres courants plus ou moins identifiés, inventant sur le champ un genre d’indus acoustique ou de contemporain primitif.

Ryoanji est une série de pièces de John Cage, composées notamment pour Joëlle Léandre. Mais Ryoanji, c’est aussi le nom d’une association creusoise qui s’évertue à promouvoir les arts vivants contemporains, basés aussi bien sur l'écriture que sur l'improvisation. Et tout ça dans des territoires où on ne les attend pas forcément. Un travail admirable, porté depuis 2006 par Lê Quan Ninh, Martine Altenburger et une petite équipe de passionnés. Une véritable mission, un peu folle, qu’ils déclinent au travers de concerts, rencontres, écoutes, ateliers, émissions de radio… Un engagement qui forcément nous interpelle et naturellement appelle à des collaborations. Ça tombe bien, ceux qui nous gouvernent viennent de décider que Creuse et Poitou font désormais partie d’un même territoire ! De même que l’Aquitaine, où se démènent les copains d’Einstein On the Beach. Il n’en fallait pas plus pour commencer à imaginer de nouvelles pistes de collaborations intra-régionales et organiser la résistance. Car, au-delà de la circonstance administrative, c’est bien une même volonté de se battre pour la création contemporaine qui anime nos trois structures.

Pour cette soirée, Ryoanji a donc carte blanche pour prêcher sa bonne parole et nous concocter une programmation de haute volée:

Alvin Lucier
In Memoriam John Higgins (1984) pour clarinette et son sinusoïdal montant?
Wind Shadows (1994) pour trombone et sons sinusoïdaux
In Memoriam John Higgins (1984) pour triangle amplifié?
John Cage
Branches (1976) pour végétaux et cactus amplifiés
Inlets (1977) pour coquillages remplis d'eau et feu enregistré?
Improvisations du trio

Carte Blanche au Conservatoire
Première partie proposée par les élèves amateurs et en professionnalisation jazz du Conservatoire de Poitiers encadrés par Marc Brochet. "Les élèves se frottent aux prestations publiques, sur des scènes professionnelles, environ 12 fois dans l'année. Les enjeux sont réels, l'implication et la motivation sont bien là. Ils mettent toute leur sensibilité et leur science de la musique à leur service, et donc par conséquent au service du public présent dans la salle. Ils ont mis la musique, et le jazz, au centre de leur existence; gageons qu'ils sauront vous emmener et vous étonner." Marc Brochet

Hippie Diktat
Rejetons pas bien propres sur eux de l’intarissable collectif Coax, on imagine plus ces hippies-là traîner leurs guêtres au Hellfest que dans les rangs d’une communauté claque-sandale du Larzac… Un nom de groupe obscur donc, à l’image de leur musique. Organique, adipeux, leur son est lourd, massif et profondément sombre. Comme un long tunnel au bout duquel on est pas sûr de voir la moindre lumière, il serpente entre dark-ambient, doom cuivré, freeture noisy et réminiscences – mais si ! – d’un jazz sans pedigree qui traîne toujours dans le coin. Mais pas grand chose à faire que ça plombe ou que ça swing, qu’ils sortent d’un conservatoire ou d’un garage crasseux, ces trois gaillards font de la musique, point barre. Et plutôt qu’essayer de savoir à quelle foutue chapelle ils peuvent bien appartenir, on se réjouit de voir ainsi les frontières s’effacer. Parce que, comme chez tous leurs congénères coaxiens, ou chez de plus en plus de jeunes musiciens alertes, leurs cultures sont multiples et les œillères tombent. Parce que Pat Metheny c’est ni mieux ni moins bien que Stephen O’Malley. Parce que le baryton trapu d’Antoine Viard peut se faire aussi lyrique que le ténor de Coltrane et que dans la batterie tellurique de Julien Chamla résonnent certainement des tambours exotiques ou une espèce de chabada, mais post-indus. Parce qu’aujourd’hui n’est plus hier et bien moins que demain. Bref, les temps changent, mais si la claque est ici un peu lourde, l’essentiel est bien de la prendre !

Les volontaires en service civique de Unis-cité Poitiers ont assisté à une rencontre avec les musiciens de Escape Lane afin de se familiariser avec les esthétiques des musiques improvisées et le projet transatlantique The Bridge. Les 58 volontaires âgés de 18 à 25 ans ont échangés avec les musiciens et découvert des extraits musicaux du groupe Escape Lane avant d'assister au concert du soir pour les plus curieux.

Depuis quatre ans, The Bridge, réseau transatlantique pour le jazz et les musiques créatives, met en relation improvisateurs de France et des États-Unis, au gré de formations mixtes, traversant l’Atlantique dans les deux sens.
Ce quartet-là – Escape Lane, ou « voie d’échappée » – est né lors d'un premier voyage à Chicago en 2014. C’est au batteur Denis Fournier qu’est initialement venue l’idée de ce regroupement. Il y a quelques années, il avait formé le quintet Watershed pensant y inviter Jeff Parker, malheureusement indisponible à cette époque. The Bridge leur offrait donc enfin l’occasion de collaborer. Une fois l’accord passé entre les deux hommes, ils décidèrent de faire appel à deux nouveaux venus sur leurs scènes respectives. D’associer à leurs tractations musicales le brassage du trompettiste Marquis Hill et les embranchements du contrebassiste Joaquim Florent. Marquis Hill venant d’être engagé à l’année par Marcus Miller, il cède sa place au cornettiste Ben Lamar Gay pour cette tournée en France... Qu’on soit rassuré, on ne perd rien au change et l’équipage est déjà soudé. Ces quatre navigateurs n’ont besoin d’aucune boussole afin de savoir où aller, ils n’ont qu’à suivre l’onde des rivières dont ils ont fait la substance même de leur musique : « Ce sont comme des régions, raconte Denis Fournier, des paysages harmoniques et rythmiques, des énergies, qui se trouvent dans la mémoire et que nous pouvons convoquer ; d’un seul coup, ils appellent une mélodie, un contrepoint, ou une polyrythmie.

Ici, on croit être tout à la fois chez James Joyce, Aperghis, Berio ou Cage, à ceci près que la multiplicité des voix découle du subterfuge de l'électronique. Le chanteur, Frédéric Jouanlong, qui est aussi l'auteur des textes dits, éructés, chantés, murmurés dispose d'une machine grâce à laquelle il enregistre sa voix en temps réel. Ce subterfuge lui permet de chanter sur sa propre voix et de la multiplier jusqu'à l'ivresse.

L'accordéoniste Jésus Aured déploie toutes les ressources de son instrument pour se glisser dans cette matière vocale : il la soutient, la contrepointe et ajoute même sa propre voix, celle d'un Basque qui chante par imprégnation, comme on apprend à respirer ou à marcher.

Ensemble, ils procèdent par touches. Des touches picturales que le duo applique sur la toile de décorums vocaux et ventilés. Paysages improbables jaillissants des parois d'un accordéon qui propulse l'air, le compresse, l'évacue et le dissipe encore. Paysages intérieurs naissants d’une paroi buccale qui ne traite et ne filtre que les intentions des mots. Des mots émotifs, des semblants de mots, des mots en boucle pour mieux exprimer l’image qui se constitue d'elle-même. Contemplations furtives de visions éphémères quasi cinématographiques, comme le déroulement d'une pellicule qui a laissé la rétine de notre imaginaire impressionnée.

Une soirée en forme de triptyque, comme un mini festival de l’étrange. Trois solos, trois personnages, trois mondes. Les trois pièces d’un cabinet de curiosités sonores, trois intérieurs, trois intimités offertes et autant d’univers singuliers à explorer.

À Poitiers, on commence à bien connaître le cas Will Guthrie. En solo, en duo, en groupe, plutôt jazz, carrément rock ou électro, à la batterie ou aux machines… il fascine. Une espèce de grâce constante, quel que soit le propos et une faculté rare à faire chanter tout ce qu’il touche.
Même chose pour Thomas Bonvalet. Si on cherche toujours de quelle planète il s’est échappé, il débarque régulièrement dans le coin depuis la fin des années ’90. Avec Cheval de Frise, en guest des allumés de Radikal Satan ou seul sous le nom d’Ocelle Mare, cette chambre des merveilles qu’il continue à décorer de son bric-à-brac instrumental. Une véritable brocante sonore dans laquelle s’incarne idéalement son univers insensé.
Reste donc Gaspar Claus, pour l'une de ses premières venues en Poitou. Et il était temps ! Chez lui aussi, peu importe l’instrument au final. Le violoncelle, il maîtrise, pour sûr. Son, technique, approche… il excelle. Mais bien plus qu’une quelconque forme de virtuosité, ce qui saisit chez lui c’est cette capacité à élaborer ces véritables cérémonies musicales, baignées de chamanisme, de rock à l’état brut, entre populaire et savant, mélodie et boucan.

Si l’on ne devait retenir qu’un seul moment de l’édition 2016 du toujours essentiel festival Météo à Mulhouse, ce pourrait bien être la première de ce quartet franco-suisse. Au beau milieu d’une programmation d’un bon goût indiscutable, perdus parmi plus de trente projets forcément alléchants, noyés dans une foule de ténors des musiques créatives, ces quatre-là auront mis tout le monde d’accord le temps d’un concert. Un temps suspendu, comme il en existe parfois. Une performance qui marque, qui habite et qui accompagne longtemps encore après la dernière note. Une alchimie délicate qui nait dans les liaisons soniques qu’entretiennent quatre instruments en fusion, qui enfle et se propage à la faveur d’un subtil travail de spatialisation et qui s’élève en une cathédrale de sons qui résonne sans doute encore quelque part, six mois plus tard…

Ce soir, ils n’auront donc qu’à retrouver le fil de cette vibration commune qui les animait alors, la laisser encore s’emparer de leurs corps, se propager à l’instrument pour à nouveau remplir l’espace, amplifier son grondement et reprendre leur ascension vers des sommets vertigineux. Des ballons d’Alsace aux plaines du Poitou, à n’en pas douter, l’ivresse de leurs hauteurs reste la même.

Chicago, encore et toujours… Et Dave Rempis à nouveau, sept ans quasi jour pour jour depuis sa précédente venue au sein de The Engines. Sept années durant lesquelles il se sera fait un nom et aura prouvé à quel point il n’était pas un énième rejeton formaté par les Gustafsson, Vandermark et consorts. S’il peut en avoir la puissance, la maîtrise de la colonne d’air ou cette propension à mâtiner son jazz furieux de rock furax, c’est sans doute plutôt du côté des maîtres de l’AACM qu’il s’est nourri. Voire d’un Joe Mc Phee si l’on en reste au saxophone, pour cette faculté à toujours jongler entre cri primal et lyrisme exacerbé. Bref, de tout ça on se fout bien finalement, reste qu’aujourd’hui il s’impose comme l’un des plus passionnants souffleurs de free en activité.
Aux côtés de ses anches ardentes, on retrouve deux sévères agités. Fred Lomberg-Holm, le génial enragé du violoncelle qui ferait presque passer Tom Cora pour un apathique, et Paal Nilssen-Love, qui… qui… enfin lui quoi, tout entier, tout là-haut. Et dont on reparlera très bientôt…
Dans le jargon, on appelle ça un power trio. Un alliage totalement instable, qui s’embrase à la première étincelle et se consume jusqu’à ne laisser que des cendres. Dont ils renaîtront demain, pour un prochain concert incendiaire. Tiens, d’ailleurs, c’est à Brest demain, chez les copains de Penn Ar Jazz. Pile-poil à mi-chemin entre Poitiers et Chicago. Y a pas de hasard...

Paal Nilssen-Love, encore lui. Passé par ici pas plus tard que la semaine dernière, il repassera, forcément, par là. Et en sept jours, parti de Poitiers pour y revenir, il aura sans doute fait deux fois le tour du monde… Pas facile d’être une des plus fines baguettes du moment ! La route, encore et toujours. Des routes, et bien des croisements où on a une chance d’y entendre son drumming imparable. Comme ici, à ce carrefour pas si improbable, où se croisent le sax énorme (sic) de maître Vandermark et les deux fois six-cordes enchevêtrées de Terrie Ex et Andy Moor. Soit la paire de guitares qui depuis ‘79 dynamite The Ex, le plus grand groupe de punk expé de toute l’histoire du… punk expé.
Que dire de plus quand on a cité ces quatre-là ?! Un line-up de rêve, un all-star des musiques démesurées. Une surenchère de superlatifs à eux tout seul. Mais loin de l’exercice de style, de l’affiche facile à faire frémir les programmateurs en manque d’imagination, c’est bien d’un vrai projet musical dont il s’agit. Un foutu groupe derrière lequel s’effacent les noms, l’histoire et tout bla-bla, pour ne laisser place qu’à l’urgence du propos. Et malgré les années, les kilomètres au compteur, chez ces quatre-là cette formidable faculté à toujours se saisir, dans l’instant, de l’essentiel. Jamais à court d’énergie, de colère ou de facéties, ils enquillent les excès bruitistes, tranchent dans la matière sonore et propulsent l’audience en orbite.