Sous ses dehors de lutin facétieux et sautillant, Laurent Dehors est l’un des souffleurs les plus singuliers et le plus passionnant de la scène européenne actuelle. Ses solos lacérés, éperdus, sont d’autant plus poignants et fascinants qu’ils sont dynamités de trouvailles à l’humour ravageur. Animé d’une insatiable curiosité et d’une passion dévorante, il multiplie les instruments (cornemuse, tous les saxophones, toutes les clarinettes) et les expériences, jouant dans une dizaine de groupes (avec Michel Portal, Claude Barthélémy, Andy Emler, Daniel Goyone, Okay Temiz, le Trio Grande…), montant ses propres groupes (Bô... Lurons, Trio Lurons), et il trouve le temps d’animer des stages et de diriger, à Rouen, le festival « Tous Dehors ».

« La musique, dit-il, c’est la surprise, la prise de risque, les vagabondages de l’improvisation libre ».

L’un, venu de l’accordéon diatonique, est passé chez « Perlinpinpin folk », Thierry Robin, et fait partie de « Buff’Grôl ». L’autre, venu de la cornemuse et de la recherche ethnomusicologique, joue dans « la Grande Bande de Cornemuses » et le « Quintet de Cornemuses ». Le troisième, venu de la clarinette et du chant grégorien, chant dans « Absalon » et il a créé « l’Offtet » puis « Quatre à quatre ». Ils se sont rencontrés à la frontière où se rejoignent le jazz, les musiques traditionnelles et la musique de chambre. Avec beaucoup d’humour et d’invention, ils font swinguer la valse et la bourrée, tricotent de savants contrechants avec des improvisations inattendues et sautent allègrement de la Bretagne à l’Orient, de Sclavis au cha-cha-cha, de l’écriture contemporaine au bal populaire.

Cyril Atef est cet étonnant batteur franco-iranien, né à Berlin, ayant vécu sa jeunesse aux Etats-Unis, que le public poitevin a découvert au sein du quartet d’Yves Robert. Après avoir étudié la percussion à Los Angeles, puis la composition et l’harmonie à Berkeley, il s’est installé à Paris où il est devenu, pendant quatre ans, le batteur de Princesse Erika, où il fait du funk avec « Incroyable Jungle Beat », du raï avec Cheb Mami, du reggae avec le groupe anglais « Aswad », du jazz avec Yves Robert et « Les Improvisateurs réunis », et où il vient d’enregistrer un disque avec Brigitte Fontaine.

Le jazz du 20e siècle a eu ses grands quartets de saxophones. Les musiques improvisées du 21e siècle ont déjà le leur, dont la recherche s’oriente vers une improvisation minimaliste où la matière sonore évolue de façon hypnotique. Une musique qui caresse la peau des sons et fait entendre, quand elle frôle le silence, le frémissement d’un souffle.

Pour inaugurer les soirées de "jazz et de musiques improvisées" de Carré Bleu, c’est Claude Barthélémy, l’un des deux parrains de ce projet (l’autre, Andy Emler, est actuellement en tournée) qui nous invite à une superbe célébration du jazz. "Une Nouvelle Orléans" est dédiée au fabuleux pianiste Fats Waller, dont le swing mettait le feu à n’importe quelle rengaine, ainsi qu’à beaucoup d’autres, le plus bel hommage qui soit, Claude Barthélémy a choisi de jouer une musique résolument nouvelle, afin de rappeler à quel point leur musique était, elle aussi, nouvelle et révolutionnaire.

Élevé tout minot au son du jazz à Marciac (en ’93, il fait parti de la toute première « 6ème jazz » du collège gersois), remarqué au sein du quartet d’Émile Parisien, Julien Touery vit désormais à Poitiers. Entre les deux, des chemins, des rencontres, des incertitudes, des galères… Une vie de musicien quoi. Il traîne ses guêtres du côté de Toulouse, y croise les agités de chez Freddy Morezon et s’encanaille notamment avec Robin Finker (souvenez vous, Whahay !) et Fabien Duscombs (Whahay toujours, Cannibales et Vahinées…). D’autres chemins encore, d’autres mondes et une nouvelle rencontre, cette fois avec un monument de la clarinette sans frontière, Sylvain Kassap. Voilà donc né ce trio, encore tout frais mais déjà fort d’une méchante complicité. L’improvisation au cœur du débat, l’alchimie opère de suite. Surgissant de n’importe où, d’un engrenage obstiné de piano préparé, d’un cri de clarinette s’extirpant d’un magma percussif, d’une chevauchée free à bride abattue ou d’un thème délicat qu’ils finiront bien par martyriser. Les quelques traces de leurs premiers méfaits laissent à entendre une énergie fiévreuse, un drive implacable et une flagrante envie d’en découdre sur scène. On a hâte !

Un transfuge de Coax, qu’on a pu entendre notamment avec Irène, deux échappés du gros orchestre Bigre !, le ton est donné et quelques directions se dessinent. Les Lunatic Toys font partie de cette « nouvelle » génération de musiciens qui bouscule allégrement les idiomes. Ils ne s’embarrassent plus d’aucune étiquette (quoiqu’ils revendiquent parfois un « jazz-rock désaxé »…) et embrassent toutes les musiques avec un même appétit dévorant. L’unité elle se fait dans l’énergie, la tension, l’ardeur à la tâche. Et, sans jamais sombrer dans le binaire idiomatique, un esprit toujours méchamment rock, voire punk. Un goût tout assumé pour les trucs pas bien propres. Des relents de sueur, de caves enfumées, de garage crasseux… Qu’ils ont parfois le culot d’alterner avec quelques mélodies popisantes un poil kitsch, un lyrisme un peu sucré mais jamais guimauve. Tout l’art de savoir forcer le trait, friser le cliché, pour mieux affirmer le propos. Avec un bon goût toujours très sûr qui leur autorise toute les audaces.
Fraîchement armés de leur dernière production, Ka Nis Za, sortie sur Signature (le label de Radio France, on ne rigole plus !), ils viennent roder leur nouveau répertoire foutraque et semer un peu plus encore la zizanie.

Depuis quelques années, Sylvain Kassap a multiplié les rencontres avec les musiciens de Chicago. En duo avec Hamid Drake, pour un projet avec Nicole Mitchell, aux côtés d'Edward Wilkerson... Jusqu'à ce que se forme progressivement l'idée de ce quartet : "La couleur orchestrale est à ma connaissance inédite, et inouïe : deux voix (travaillant sur des expressions très différentes), un clarinettiste et un batteur. Cela autorise un travail rare entre timbres et rythmes, improvisation et création d’un répertoire, cela permet de mélanger le jazz libre actuel et les influences de la musique contemporaine écrite d'aujourd’hui.".
Une conjugaison au temps présent qui provoque la rencontre entre le chant transculturel de Mankwe N'Dosi qui, entre la Tanzanie et le Midwest, a travaillé de multiples traditions vocales pour forger la sienne, et la parole chantée, le flow parlé, de Mike Ladd, disposant d'autant de cordes vocales à son arc qu’il s’en trouve dans le spoken word, le slam et le rap, quand ils sont en lien avec la poésie de haute source.
Une rencontre préparatoire a eu lieu en octobre 2014, entre Kassap, N'Dosi et Ladd, en attendant que les rejoigne Dana Hall, batteur ubique qui cite parmi ses sources d'inspiration aussi bien John Carter que Jimmy Giuffre, la diaspora africaine, l'AACM et la seconde école de Vienne. Soit un formidable animateur de rythmes, et l'homme de la situation.

Joe McPhee, enfin ! Non pas qu’il ne soit jamais venu au Carré Bleu, mais voilà bientôt dix ans qu’on avait pu y entendre ce monument du jazz libre, dont le lyrisme enragé n’a pas pris une ride depuis ses débuts à la toute fin des années ’60. À quelques jours de son 76ème anniversaire on le retrouve ici en compagnie de deux chicagoans de choix, qu’ils croisent régulièrement au sein du monstrueux tentet de Peter Brötzmann. Ses collaborations se comptent par dizaines, mais ce Survival Unit trio, qu’il drive depuis 2004, reste l’une de ses plus belles formations et est devenu le terrain de jeu privilégié de sa quête d’une tradition toujours renouvelée. Fidèle à l’esprit du grand Albert Ayler, qu’il incarne aujourd’hui encore comme peu d’autres l’auront fait, il bouscule respectueusement les idiomes jazzistiques et s’impose définitivement comme l’un des plus grands saxophonistes du free. Un son fabuleux, massif, brûlant, qui semble et qu’on espère inextinguible, porté par les coups d’archet rageurs de Lomberg-Holm, trublion génial qui sème une saine zizanie dans le flot rythmique de Zerang, royal en maître des temps imperturbable.

Sans pour autant s’affirmer une seconde leader, The Sommes Ensemble c’est le nouveau jouet de Will Guthrie. C’est tout du moins de sa cervelle agitée qu’est née l’idée de ce super combo au casting de rêve. Sax, guitare ou basse, on retrouve ici un peu la crème d’une presque encore « jeune génération ». Le genre de gars toujours capables en 2015 de donner autre chose à entendre alors qu’on croyait que tout déjà avait pu être dit. De sortir de l’inouï avec des instruments pourtant explorés, malmenés, détournés depuis des décennies.
Et pour ce qui est d’être ensemble, ils font pas semblant ! La notion de « son de groupe », ils connaissent. À quatre, mais d’une seule voix, ils empilent les strates et accouchent d’un maëlstrom sonore monstrueux. Un truc massif, un bloc, en bloc, mais qui grouille de détails et dans lequel on pourrait retrouver des bouts de jazz, de rock, d’impro, de noise… si on avait que ça à faire et si ça avait le moindre intérêt… Des idiomes variés, des influences multiples, y en a forcément là-dedans, mais on préfèrera se contenter d’y voir et d’y entendre la musique. Tout court, point barre. Ou alors, s’il fallait vraiment y coller une étiquette et si pour le classique on dit parfois « la grande musique », eux feraient plutôt de la « grosse musique ». Pour ne pas dire énorme…